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À la sortie de l’enfer

 

Par Loriane Dufour

Les femmes victimes d’exploitation sexuelle ont été utilisées, abusées et manipulées. Après des semaines, des mois, des années de maltraitance physique et psychologique, la possibilité de s’en sortir est comme une bouée de sauvetage pour ces survivantes. Cependant, comment retrouver une vie normale après avoir vécu l’enfer?


Refaire sa vie, mais quel prix?
Tombée dans l’enfer de l’industrie du sexe à 15 ans, Maylissa Luby est à ce jour mariée et mère de trois enfants. Pendant une époque plus difficile, dès qu’elle en a eu l’opportunité, elle a décidé de tout quitter pour emménager aux États-Unis chez sa mère malgré leur relation houleuse pour s’éloigner de ce milieu toxique. Maylissa explique qu’à leur sortie, les femmes victimes d’exploitation sexuelle entament un processus laborieux ponctué habituellement de plusieurs allers-retours avant de complètement quitter l’industrie du sexe. Dans la série documentaire En fugue, disponible sur le Club illico, elle partage d’ailleurs son histoire.

« J’avais 18 ou 19 ans. C’était difficile de ne pas regarder en arrière et de me dire bon je vais y aller encore une semaine ou un mois », mentionne Maylissa. Elle avance que la simple idée de faire beaucoup d’argent est un facteur de motivation qui explique malheureusement le retour de plusieurs femmes dans l’industrie du sexe : « Ça m’est arrivé d’y repenser même des années après que je sois mariée et avec mes enfants. Jamais je n’y retournerai, mais l’idée te reste en tête ».

Carole Bergeron est intervenante depuis 2015 à La Maison de Marthe, un organisme communautaire qui accompagne les femmes dans leur processus de sortie de la prostitution. Également intervenante en toxicomanie et alcoolisme, elle soulève qu’il faudrait travailler la sortie de la prostitution jumelée avec la toxicomanie. « Il y a trop de traumatismes, de séquelles et de conséquences pour travailler seulement la prostitution », affirme-t-elle. « C’est un cercle vicieux, elles consomment pour se prostituer ou elles se prostituent pour consommer », ajoute-t-elle.

Bien qu’il y ait des opportunités de travail pour ces femmes cela demeure tout de même un obstacle explique Carole Bergeron : « Souvent lorsqu’elles arrivent, elles ont un trou de 10 ou 20 ans dans leur CV qu’elles n’arrivent pas à combler ». Après leur sortie, plusieurs femmes ont la forte envie de devenir paire aidante dans le but de soutenir et d’aider à leur tour d’autres femmes à sortir de cette industrie. Cependant, retourner travailler prend du temps, car la victime doit se sentir prête autant physiquement que mentalement.

Briser la solitude

L’isolement est un défi de taille lors de la sortie de la prostitution, car ces femmes victimes d’exploitation sont complètement coupées du reste du monde. « Quand tu baignes dans l’industrie du sexe, c’est tout ton entourage qui gravite autour de ça », explique Maylissa Luby.

Édith de la Sablonnière, chercheuse principale de l’étude sur la traite de personne et enseignante en psychologie au Cégep de Saint-Jérôme, insiste d’ailleurs sur l’importance du soutien informel constitué de la famille et des amis dans le cheminement d’une victime à sa sortie de la prostitution. Toutefois, la chercheuse mentionne que les liens d’attachement entre une victime et ses proches vont souvent avoir été fragilisés ou sinon brisés : « L’exploitant met en place plein de mécanismes très subtils et insidieux dans le but d’éloigner la victime des personnes auxquelles elle tient vraiment ». Elle affirme que le réseau de soutien informel est un facteur extrêmement fort pour aider concrètement une victime à s’en sortir, car lorsqu’elle en aura besoin c’est vers ce réseau qu’elle se tournera pour obtenir de l’aide. Les survivantes ont également du mal à trouver un hébergement sécuritaire à leur sortie lorsque leur famille leur a tourné le dos ou quand elles-mêmes, ravagées par la honte, ont brisé les liens.


Tendre la main

À leur sortie les femmes victimes d’exploitation se retrouvent toutes seules, elles ont besoin de filets de sécurité et d’accompagnement sans être jugées et traitées dans un rapport égalitaire. Maylissa insiste sur l’importance d’obtenir de l’aide de ses proches, d’un ami ou d’un organisme : « Personne n’y arrive tout seul et si quelqu’un affirme que oui, elle te ment, ce n’est pas vrai ».

« Lorsque les victimes demandent de l’aide, elles doivent se sentir crues, écoutées et accueillies, peu importe leur passé », explique Édith de la Sablonnière. Ces survivantes portent un lourd fardeau de honte et d’incompréhension face à leur passé et quelques fois elles ont simplement besoin qu’on se soucie d’elles en les accompagnant dans ce qu’elles vivent. La majorité des victimes, en plus de l’exploitation sexuelle, ont un vécu marqué par l’abus, le viol ou encore la négligence. « Il faut que la décision vienne de la femme, il faut faire attention de ne pas vouloir plus qu’elle », dit Carole Bergeron. Et l’intervenante précise qu’il est primordial de s’adapter au rythme de chacune des victimes et de ne forcer personne, car elles ont toutes des besoins différents.

Maylissa Luby a également été intervenante sociale et remarque aussi que les besoins et les demandes variaient énormément d’une femme à l’autre. Certaines étaient prêtes à travailler davantage le côté émotionnel, mais dans certains cas c’était impossible, car les besoins de base n’étaient même pas comblés explique-t-elle. « Parfois je rencontrais des femmes et on allait manger ensemble parce que ça faisait deux ou trois jours qu’elles n’avaient pas mangé », dit-elle. Cet accompagnement permet à la survivante de reconnecter avec la femme qu’elle est aujourd’hui et non celle qu’elle était avant.

Quand la tête et le corps ne se parlent plus

À la sortie de la prostitution, ces femmes ressortent exténuées et développent de nombreux signes de choc post-traumatique comme la dépression, des troubles anxieux ou encore de grandes difficultés relationnelles, souligne Édith de la Sablonnière. L’exploitation use profondément ces femmes et entraine un lot de difficultés comme la peur de l’engagement et de l’abandon ainsi qu’une faible estime de soi.

La chercheuse insiste sur le fait que l’exploitation est aussi extrêmement exigeante pour le corps ce qui entraine des répercussions désastreuses sur la santé physique. Très souvent avec les victimes d’exploitation sexuelle vient un phénomène de désinvestissement du corps et de désensibilisation émotive qui survient lorsque l’état vécu par le corps est trop pénible et douloureux, alors la tête se dissocie du reste corps. La chercheuse mentionne que c’est une stratégie courante qui consiste en un mécanisme de protection durant la période d’exploitation. En revanche, ce mécanisme de protection entraine par la suite un processus très difficile de réappropriation du corps et des émotions. « C’est comme s’il fallait que tu apprennes à revivre avec un corps qui n’est plus exploité, plus meurtri, plus blessé, un corps que tu as haï d’une certaine manière », déclare-t-elle.

Les intervenantes accompagnent les victimes dans toutes les étapes de ce processus. « C’est une reconstruction totale de la personne à tous les niveaux », ajoute Carole Bergeron. La Maison de Marthe offre à ces survivantes le programme PAS (programme d’appropriation de sa sexualité) qui leur permet de se réapproprier le pouvoir sur leur vie et leur corps. L’organisme offre également des ateliers de recorporalisation inspirés par les méthodes de la sexologue et religieuse Marie-Paul Ross dans le but qu’elles comprennent leurs émotions et leurs sentiments. « Le corps porte tout le bagage, les cellules portent tous les traumatismes, donc c’est d’aller libérer ces blessures et travailler sur les mécanismes de défense développés à l’enfance », explique l’intervenante. Ces ateliers servent à comprendre, avec du recul, d’où viennent ces mécanismes et visent à défaire ceux-ci qui ne servent plus agissant davantage comme une nuisance à ce jour. Carole Bergeron cite Rose Dufour, la fondatrice de La Maison de Marthe : « Sortir la femme de la prostitution c’est une chose, mais sortir la prostitution de la femme c’est là le gros travail ».

Sensibiliser pour mieux aider

Maylissa, Carole et Édith s’entendent pour dire que la sensibilisation a un rôle clé pour aider davantage les victimes d’exploitation sexuelle. « Je dois en parler, ça fait partie de moi. J’ai passé des années à ne pas comprendre mon passé, à me cacher de ça, à m’enfuir, mais maintenant je suis fière d’avoir surmonté tout ça », mentionne Maylissa, qui croit que la société doit confronter ces enjeux. Tout de même, elle remarque, depuis quelques années, que les gens réalisent de plus en plus que l’exploitation sexuelle est un réel problème, mais que cette problématique a tellement été cachée auparavant qu’il est maintenant nécessaire d’aborder le sujet.

L’intervenante de La Maison de Marthe mentionne qu’il y a beaucoup de ressources pour la toxicomanie et la santé mentale, mais qu’il y a un grand manque de formation pour aider les femmes qui sortent de l’industrie du sexe. Elle ajoute que la prostitution se présente sous différentes formes comme les massages érotiques, la danse ou encore avec la webcam. La première phase de l’étude sur la traite de personnes d’Édith de la Sablonnière a démontré que de nombreux professionnels issus du milieu policier, judiciaire et de la santé entre autres sont démunis et ne savent pas comment aider une victime de ce type. « Sur 185 travailleurs susceptibles d’être en contact avec des victimes de traite de personnes, ce sont 43% de ces intervenants qui ne savent pas où référer ou qui ne le font pas quand une victime vient cogner à leur porte », déclare la chercheuse. « 48% de ces travailleurs n’ont reçu aucune heure de formation qui les sensibilise à cette réalité », ajoute-t-elle.

Édith de la Sablonnière souligne qu’il serait aussi important de mettre en place des campagnes de sensibilisation pour que la société ait une vision plus nuancée de la situation d’une femme victime d’exploitation sexuelle. « Pour plein de raisons, nous nous sommes fait socialement une image très claire et définie d’une femme exploitée sexuellement et lorsque la femme exploitée ne correspond pas à ce modèle type, c’est encore plus difficile pour elle de trouver de l’aide », expose la chercheuse. Édith de la Sablonnière croit fermement qu’il ne faut pas fermer les yeux si une personne nous avoue être victime d’exploitation : « L’exploitation c’est l’affaire de tous, chaque citoyen a un rôle à jouer que ce soit simplement écouter, être présent ou lui donner une chance sans juger ce que la victime a vécu ». « Je fais cette recherche pour ces victimes parce que j’ai envie que ces personnes sentent qu’il y a des gens qui travaillent fort pour elles et qu’elles ne sont pas oubliées », ajoute-t-elle le regard rempli de détermination. « C’est femmes là, c’est toi, c’est moi, c’est ta voisine, ta mère ou ta petite sœur », termine-t-elle par dire dans un soupir.

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